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La « neuromanie », cette tendance à vouloir tout expliquer par le cerveau

« Vous avez le pouvoir de dompter cette anxiété en changeant votre comportement. Vous avez le pouvoir de reprogrammer votre cerveau », assure Anne-Hélène Clair, gestes éloquents et micro sans fil, aux étudiants de l’Essec Business School en juin 2022. L’intervenante de cette conférence TEDx n’est pas là pour un coaching en motivation, mais pour parler des effets des thérapies cognitivo-comportementales sur les patients atteints de troubles obsessionnels compulsifs – et en tirer une leçon plus générale sur la façon dont nous pouvons, par l’expérience, maîtriser certaines peurs.
Depuis une dizaine d’années, les neurosciences cognitives ont conquis le grand public, au point qu’il est attendu des spécialistes de la pensée qu’ils nous aident à comprendre nos sentiments, notre rapport au travail et à notre famille. Depuis septembre 2023, le neurologue Lionel Naccache anime, tous les vendredis matin sur France Culture, une chronique sur les mécanismes du souvenir, l’empathie ou la cartographie mentale. Et dans le sillage de Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner (ouvrage collectif, Albin Michel, 2012) ou Votre cerveau vous joue des tours, d’Albert Moukheiber (Allary, 2019), les maisons d’édition généralistes publient de plus en plus d’ouvrages promettant d’enfin comprendre le fonctionnement cérébral…
En 2023, des neurologues comme Samah Karaki et Albert Moukheiber ont même été invités à donner leur vision de la réussite et du talent au micro du podcast de développement personnel « InPower », présenté par l’influenceuse MyBetterSelf. Quant au chercheur en neurosciences cognitives Jean-Philippe Lachaux, il propose de plonger « dans le cerveau des champions » (avec un livre à paraître en mai aux éditions Odile Jacob), pour tenter de percer les ressorts de leurs capacités d’attention et de concentration hors normes.
Les sciences de l’éducation piochent aussi dans les neurosciences pour essayer de trouver la formule magique face à la baisse du niveau des élèves français. En 2016, l’institutrice Céline Alvarez se fait connaître dans toute la France avec Les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016), un essai invitant à revoir la pédagogie scolaire en s’inspirant des neurosciences. En 2018, Stanislas Dehaene, éminent neuropsychologue spécialiste des représentations mathématiques et de la lecture, est nommé président du conseil scientifique de l’éducation nationale.
Cette fascination généralisée pour le cerveau remonte aux années 1980 dans le monde anglo-saxon. On parle carrément de « décennie du cerveau » dans les années 1990, une période où le président américain George W. Bush appelle à « sensibiliser le public aux avantages issus des recherches sur le cerveau ». Dans La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société (Odile Jacob, 2018), le sociologue Alain Ehrenberg s’interroge sur « la grande autorité morale » accordée aux neurosciences cognitives, bien au-delà de leurs champs d’application médicaux. Au cœur de cette fascination pour les pouvoirs du cerveau, un concept : la plasticité cérébrale, une notion formulée en 1969 par le neurobiologiste britannique Geoffrey Raisman, qui désigne la capacité du cerveau à créer, à défaire ou à réorganiser les réseaux de neurones tout au long de la vie en fonction de l’expérience. D’après Alain Ehrenberg, notre société en a fait un « usage social fantasmatique, selon lequel cette caractéristique biologique de notre cerveau montrerait nos capacités infinies à changer, correspondant à une aspiration collective forte, dans une société où nous sommes incités à travailler en permanence sur nous-mêmes ».
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